Arrêt France Télécom : une consécration du harcèlement moral institutionnel
Par un arrêt du 21 janvier 2025, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès, deux ex-dirigeants dans l'affaire des suicides chez France Télécom, et consacre le harcèlement moral institutionnel.
2/25/20257 min read
Par un arrêt du 21 janvier 2025, la Cour de cassation a rejeté les pourvois de Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès, deux ex-dirigeants dans l'affaire des suicides chez France Télécom, et consacre le harcèlement moral institutionnel.
Cette affaire n’est pas simplement un cas juridique; elle constitue un tournant dans la lutte contre le harcèlement moral au travail, un sujet qui mérite une attention continue de la part de tous les acteurs concernés.
Une notion aux contours multiples
Le harcèlement moral est prévu à la fois par le Code du travail qu'au sein du Code pénal.
L'article 222-33-2 du Code pénal dispose en effet que
"Le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende."
En 2006, les dirigeants de France Télécom a mis en place un plan de restructuration sur trois années, prévoyant la suppression de 22 000 employés (1/5ème des effectifs en France) et la mobilité interne de 10 000 autres.
Entre janvier 2008 et fin 2009, une trentaine de salariés et agents se sont suicidés ou ont tenté de le faire, d'autres salariés ayant par ailleurs subi de graves dépressions.
En décembre 2009, une plainte a été déposée par le syndicat Sud PTT du chef de harcèlement moral contre France Télécom et trois de ses dirigeants, et notamment son PDG et son DRH. Etaient en cause la politique d'entreprise mise en place, se traduisant par des pressions fortes pour inciter les salariés au départ, des mutations forcées, des pressions excessives pour certains, une absence de travail pour d'autres, un contrôle excessif et intrusif, l'attribution de fonctions dévalorisantes et l'absence de soutien de la part des ressources humaines, le tout visant à générer une instabilité pour les agents et salariés, et conduire à une réduction forcée des effectifs. Les modifications apportées à l'organisation du travail ont non seulement accru la pression sur les employés, mais ont également contribué à une atmosphère de stress chronique.
Le tribunal correctionnel de Paris a, par jugement du 20 décembre 2019, déclaré les prévenus coupables de harcèlement moral, au motif que ce plan de compression d'effectifs a généré pour les salariés une dégradation de leurs conditions de travail, les départs n'étant plus volontaires mais forcés, au travers de l'instrumentalisation de dispositifs managériaux subie et mise en œuvre par la hiérarchie intermédiaire.
La Cour d'appel a confirmé ce jugement, par son arrêt du 30 septembre 2022.
Il ne restait plus qu'à la Cour de cassation, saisie des pourvois des dirigeants condamnés, de se prononcer sur cette question :
L'article 222-33-2 du Code pénal permet-il de retenir un harcèlement moral institutionnel, ou ce délit implique-t-il des relations interpersonnelles entre l'auteur de l'agissement et une ou plusieurs victimes déterminés, excluant de pouvoir engager leur responsabilité pénale à défaut de lien professionnel direct ?
La consécration du harcèlement moral institutionnel
La chambre criminelle de la Cour de cassation juge que :
"constituent des agissements entrant dans les prévisions de l'article 222-33-2 du code pénal, dans sa version résultant de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d'altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel ».
Un employeur peut ainsi être reconnu coupable de harcèlement moral au travail en raison de la politique menée par cette dernière et qui a pour objet ou effet de dégrader les conditions de travail d'un ou plusieurs salariés.
Si la chambre criminelle l'a véritablement consacré par cet arrêt, le harcèlement moral institutionnel avait d'ores et déjà été consacré par la chambre sociale, sur le fondement de l'article L.1152-1 du code du travail (not. 3 mars 2021, n°19-24.232).
Elle avait retenu que les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique sont suffisantes à caractériser un harcèlement moral au travail dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Cependant, la loi pénale est régie par un principe propre à la matière pénale, à savoir l'interprétation stricte de la loi pénale issue de l'article 111-4 du Code pénal, suivant lequel le juge ne peut modifier ni étendre le domaine d'un texte d'incrimination.
Or, pour la Haute Juridiction, si le juge ne peut appliquer, par voie d'analogie ou par induction, la loi pénale à un comportement qu'elle ne vise pas, en revanche, il peut, en cas d'incertitude sur la portée d'un texte pénal, rechercher celle-ci en considérant les raisons qui ont présidé à son adoption.
En l'occurrence, l'article 222-33-2 du Code pénal fait des agissements selon qu'ils ont pour objet une dégradation des conditions de travail qu'ils ont un tel effet.
La caractérisation des agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail suppose que soient précisément identifiées les victimes de tels agissements.
En revanche, lorsque les agissements harcelants ont pour objet une telle dégradation, la caractérisation de l'infraction n'exige pas que les agissements reprochés à leur auteur concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement désignés. En effet, dans cette hypothèse, le caractère formel de l'infraction n'implique pas la constatation d'une dégradation effective des conditions de travail.
En outre, le terme « autrui » peut désigner, en l'absence de toute autre précision, un collectif de salariés non individuellement identifiés.
Cette interprétation est conforme à la portée que le législateur a souhaité donner à cette incrimination, notamment :
à l'aune d'un avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme du 29 juin 2000 consacré au harcèlement moral au travail, lequel a identifié trois formes possibles de harcèlement moral, comprenant le harcèlement individuel, pratiqué dans un but purement gratuit de destruction d'autrui et de valorisation de son propre pouvoir, le harcèlement professionnel organisé à l'encontre d'un ou plusieurs salariés, précisément désignés, destiné à contourner les procédures légales de licenciement et enfin le harcèlement institutionnel qui participe d'une stratégie de gestion de l'ensemble du personnel.
a l'aune de l'avis du Conseil économique et social du 11 avril 2001, qui a distingué « le harcèlement essentiellement individuel ou d'un petit groupe » du harcèlement « collectif, professionnel ou institutionnel, qui s'inscrit alors dans une véritable stratégie du management pour imposer de nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles missions ou de nouvelles rentabilités », en précisant que « le harcèlement moral pourra alors se développer au moment de restructurations, de fusions-absorptions des entreprises privées ou de changement d'orientation managériale » et qui a proposé d'intégrer le cas d'une stratégie globale pour imposer de nouvelles méthodes de management, pour obtenir la démission de personnels dont les caractéristiques (par exemple, l'âge) ne correspondent pas aux « besoins » de l'entreprise. Il peut s'agir aussi d'un comportement individuel abusif de l'employeur ».
d'une ambition rappelée par les travaux préparatoires qu'il soit adopté la définition de cette infraction " la plus large et la plus consensuelle possible » qui « s'inspire très largement de l'avis du Conseil économique et social », et qui tienne compte de son caractère protéiforme et complexe.
Il ressort de cette interprétation que l'infraction de harcèlement moral n'exige pas que les agissements répétés s'exercent à l'égard d'une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre leur auteur et la ou les victimes, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences visées à l'article 222-33-2 du code pénal.
Entrent dans les prévisions de l'article 222-33-2 du Code pénal, les agissements visant à arrêter et mettre en oeuvre, en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d'atteindre tout autre objectif, qu'il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d'altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel.
Les implications de cette décision
Cet arrêt marque un tournant pour la gestion des entreprises, et renforce l'obligation qui pèse sur les employeurs de prendre en compte l'ensemble des conséquences sociales des pratiques managériales mises en œuvre au sein de l'entreprise.
Les plans de restructuration, et le choix des personnes et procédés de mise en œuvre doivent être rigoureusement étudiés afin qu'ils n'excède pas le seul pouvoir de direction de l'entreprise et les libres choix stratégiques de l'entreprise, pour éviter toute dérive vers une politique managériale brutale ou nocive ayant pour conséquence une dégradation de la santé d'un ou plusieurs travailleurs.
Plus que jamais, l'entreprise doit intégrer la prévention des RPS, a fortiori en présence d'une réorganisation, assurer une sensibilisation accrue aux signes de harcèlement et former plus spécifiquement les managers et personnels d'encadrement aux risques psychosociaux.
Nous contacter
© 2025. All rights reserved.