Point sur la décision-cadre du Défenseur des droits relatives aux enquêtes internes

La décision-cadre du Défenseur des droits du 5 février 2025 fixe 49 recommandations précises aux employeurs pour prévenir et traiter les cas de harcèlement et de discrimination au travail.

Par une décision-cadre du 5 février 2025, le Défenseur des droits est venue rappeler que l'obligation de santé et de sécurité qui pèse sur l'employeur lui impose d'ouvrir une enquête interne en présence d'un signalement d'agissements de discrimination ou de harcèlement afin d'avoir la connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l'ampleur des faits, pour prendre les mesures adéquates.

En effet, dans la plupart des situations, les faits sont complexes et l’employeur peut être confronté à des versions plus obscures ou contradictoires, les situations pouvant encore s’inscrire dans un contexte de harcèlement d’ambiance.

Le Défenseur des droits rappelle en premier lieu le bénéfice d'une enquête interne menée avec sérieux, méthodologie et compétence pour :

  • recueillir de façon sécurisée la parole des victimes et témoins et de les protéger d’éventuelles représailles, tout en respectant la présomption d’innocence,

  • matérialiser les faits permettant de qualifier les faits et de prendre les mesures adaptées pour y mettre un terme, de justifier la sanction ou l’absence de sanction décidée contre la personne mise en cause et de remplir l’obligation

  • décourager leur réitération,

  • plus globalement remplir l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur privé, et éviter tout risque de mise en cause

Il rappelle également le risque d'une enquête défaillante pour l'entreprise, pouvant générer une dégradation de la santé de la victime présumée, du climat social, et des risques contentieux coûteux. 

L’insuffisance des diligences est susceptible d’engager la responsabilité de l’entreprise (absence d’enquête, information défaillante, absence de mesure prise par l’entreprise ou disproportion par rapport à la gravité des faits, absence de formation des enquêteurs…).

En parallèle, les mesures prises par l'employeur, si elles sont injustifiées, insuffisantes ou excessives et inadaptées (mise à l’écart, modification des conditions de travail…) sont susceptibles d'aggraver la situation, de contribuer à la persistance des faits et peuvent même constituer un facteur de RPS.

Dans sa décision-cadre du 5 février 2025, le Défenseur des droits fixe donc aux employeurs un ensemble de recommandations pour que l'enquête interne soit réalisée avec sérieux, compétence, et impartialité.

L'employeur peut confier tout ou partie de la gestion de cette enquête à un prestataire extérieur à l’entreprise (notamment avocat en droit du travail et psychologue du travail), ou à des membres du personnel, pourvu que les règles soient respectées. 

1. Mise en place des dispositifs d'écoute et de signalement

Les entreprises doivent mettre en place un dispositif permettant de recueillir et traiter les signalements de discrimination, de harcèlement, d’inégalités professionnelles, de violences et d’agissements sexuels et sexistes au sein de leur organisme, quelle que soit la taille de celui-ci.

Le Défenseur des droits préconise que la cellule d’écoute et le dispositif de signalement soient dissociés, avec leur objet et composition propre :

       o La cellule d’écoute doit permettre de recueillir le témoignage de victime ou témoin afin de les orienter efficacement, sans pour autant engager la personne à devoir poursuivre son signalement, et en conséquence sans que cela n’entraîne d’obligation pour l’employeur à ce stade,

        o Le dispositif de signalement, qui entraîne pour l’employeur l’obligation de traiter ce signalement, par une enquête interne dans la plupart des situations.

Il recommande :

  • que la cellule d’écoute et de signalement soient facilement et largement accessibles à l’ensemble des travailleurs, et au travers de canaux divers de communication,

  • qu'ils soient de même accessibles aux représentants du personnel, au médecin du travail ou au psychologue du travail

  • qu'une communication régulière sur ces dispositifs soit assurée, accompagnée de l’information sur les garanties apportées aux travailleurs en terme de confidentialité, d'impartialité et de protection des victimes et des témoins, notamment contre le risque de représailles)

2. Qualité, compétence et formation des intervenants

La prévention doit passer par l’information, la sensibilisation et la formation des référents et personnels d'encadrement sur les enjeux de discrimination et de harcèlement, et en particulier sur l’aménagement de la charge de la preuve. 

La voie choisie par le salarié s’estimant victime ou témoin d’agissements de harcèlement ou discrimination pour signaler la situation à son employeur ne doit en effet pas avoir d’incidence sur le traitement de son  signalement (responsable hiérarchique, RRH, référent désigné, mention apposée dans le compte-rendu d’évaluation, dispositif dédié de recueil des signalements…). 

L'encadrant qui ne rendrait pas compte à sa direction de l’entreprise d'un signalement dont il aurait eu connaissance, quelle qu’en soit la forme, pourrait engager sa responsabilité sur le plan disciplinaire et pénal. 

Aussi, toutes les personnes susceptibles de recevoir une parole ou un témoignage sur des faits de discrimination (responsable hiérarchique, direction, référents désignés dans l’entreprise ou l’administration, responsable des ressources humaines, représentants du personnel, médecin du travail) et a fortiori les membres de la cellule d’écoute ou du dispositif de signalement, doivent être spécifiquement formées à ces questions et :   

            · au recueil de la parole et à l’orientation des victime

           · au cadre juridique applicable aux discriminations au travail, incluant les notions de harcèlement discriminatoire, de harcèlement sexuel, de harcèlement d’ambiance et le principe de l’aménagement de la charge de la preuve applicable devant les juridictions civiles et administratives,

            · à l’identification des différents types de violences ;

             · à l’obligation de santé et de sécurité due par l’employeur ainsi que les procédures à engager.

Cette obligation s'impose d'autant plus en ce qui concerne les personnes désignées par l’employeur pour procéder aux enquêtes internes. La liberté laissée par l’entreprise est en effet strictement limitée par :

         - l'obligation de confidentialité, d’objectivité et d’indépendance, qu’un grand nombre de fonctions ne permette pas d’assurer, en tout cas en apparence. La méthodologie employée sera d’autant plus importante.

           - l'obligation d’impartialité, impliquant que l’employeur fasse appel à une personne extérieure au service dans lequel les faits signalés se seraient déroulés, afin que l’enquêteur apprécie avec distance et neutralité les éléments nécessaires au traitement du signalement. Tel doit a fortiori être le cas lorsque la direction ou des personnes du service en charge d’enquêter sont concerné

        - l'obligation de compétence juridique des enquêteurs, notamment sur les règles juridiques en matière de harcèlement et de discrimination, ainsi que toute la réglementation relative au droit à la vie privée des salariés, au droit d'accès aux documents, fichiers et données personnelles ainsi qu'au RGPD. 

Le traitement d’un signalement d’agissements de harcèlement ou de discrimination doit être prise de manière globale, sous tous ses aspects (enquête, mesures conservatoires en attente des conclusions…) en respectant systématiquement les contraintes juridiques et les droits, l’honneur et la dignité de chaque travailleur.

Or, le Défenseur des droits rappelle que l’employeur doit en effet veiller à privilégier le regard juridique.

Cette compétence est garantie par l’employeur, qui :

           o Soit doit faire appel à l’intervention d’un expert juridique en qualité d’enquêteur, dont il s'est assuré de l'expertise en la matière, 

           o Soit doit assurer aux enquêteurs désignés une formation juridique solide et actualisées. 

3. Fixer en amont un process précis de l’enquête interne

Le Défenseur des droits recommande d’élaborer précisément en amont la méthodologie de l’enquête interne, en la formalisant dans une décision prise après information des instances représentatives du personnel. Les règles internes peuvent s’intégrer dans le cadre de chartes, plans de prévention et autres outils internes de lutte contre les discriminations et contre le harcèlement sexuel.

Il préconise : 

  • que l’enquête soit ouverte dans un délai bref à la suite du signalement qu’elle limite, si un temps de réflexion et de préparation le justifie, à un délai raisonnable et n’excédant pas 2 mois, L’ouverture de l’enquête ne peut en tout cas pas être différée en raison d’une procédure judiciaire ou d’une enquête pénale en cours sur ces mêmes faits,

  • de ne pas retarder non plus l'enquête au motif de l'arrêt maladie de la victime présumée ou du mis en cause, 

  • de ne pas écarter l’enquête au prétexte qu’un signalement est tardif ou anonyme,

  • d’accuser réception du signalement et de solliciter la communication de tout élément permettant d’appuyer le signalement et de faciliter l’enquête,

  • de retranscrire chaque étape par écrit afin que son déroulement soit vérifiable a posteriori par la personne décisionnaire dans l’entreprise ou l’administration mais aussi par les autorités compétentes (juges, inspection du travail, Défenseur des droits),

  • d'informer la personne à l’origine du signalement, la victime présumée et le mis en cause, de cette ouverture, sauf risque de pression. Les IRP sont obligatoirement informés lorsqu’ils sont à l’origine du signalement dans le cadre de leur droit d’alerte et sont associés à l’enquête,

  • de garantir la stricte confidentialité des informations recueillies, dont elle recommande qu’il soit rappelé par écrit à l’ensemble des personnes et qu’une attestation de confidentialité soit signée par les personnes auditionnées et par les enquêteurs,

  • de clôturer l’enquête dans les plus brefs délais possibles.

Les auditions doivent de même être rigoureusement préparées, la valeur accordée à l’enquête dépendant en grande partie :

         - de la pertinence du choix des personnes interrogées, qui doit être équilibrée afin d’être le plus objectif possible (à charge et à décharge),

         - de la pertinence et l’orientation des questions posées,

Selon le Défenseur des droits, doivent être auditionnés :

          o la victime présumée,

          o la personne mise en cause et les témoins pertinents, y compris les témoins indirects ainsi que les responsables hiérarchiques directs de la victime présumée et de la personne mise en cause.

          o Le mis en cause devrait être entendu en dernier.

         o Les autres témoins cités au cours de l'enquête, sous réserve de l’appréciation de la pertinence par les enquêteurs, étant précisé que le choix des personnes à entendre doit pouvoir être expliqué en cas de recours

      o Les « tiers » tels que le médecin du travail, d’anciens collègues, les représentants du personnel ou l’inspection du travail peuvent aussi être entendus si leur audition est de nature à apporter des éclaircissements complémentaires.

Toutefois, l'organisation d'une confrontation entre les salariés concernés est à proscrire compte tenu des RPS induits, tout comme certaines postures (mise en doute, questions orientées...).

Si l'arrêt maladie de la victime présumée, du mis en cause voir de tout autre salarié ne fait pas obstacle à son audition, l'employeur doit tout de même s'assurer d'avoir recueilli son consentement à cet effet et de l'avoir informé du droit de refuser de répondre pendant son arrêt, et que ce refus ne peut en aucun cas lui porter préjudice. 

Les enquêteurs doivent s’assurer que les faits rapportés lors des auditions des victimes, témoins et des mis en cause soient les plus précis possibles quant aux circonstances, aux personnes présentes au moment des faits, et faire clarifier toute déclaration trop vague. 

Le Défenseur des droits recommande par ailleurs de généraliser la solution de l’anonymat des auditions dans le rapport de l’enquête ainsi que lors de la phase de restitution de l’enquête. L’enquêteur devra alors conserver une version non anonymisée en cas de difficultés ultérieures. 

Les auditions doivent être réalisées dans un lieu permettant de garantir la confidentialité des échanges et éviter les risques de pression, voire les ententes.

La Défenseure des droits préconise par ailleurs de retranscrire fidèlement les questions posées par les enquêteurs et les réponses des personnes entendues

4. Assurer en parallèle la protection des travailleurs

Suite à un signalement, l'obligation de l'employeur ne se résume pas à enquêter sur les faits, mais également à assurer à titre conservatoire la protection des travailleurs, que ce soit la victime, les témoins ainsi que la personne mise en cause :

Cette exigence peut se traduire par la nécessiter d’aménager le poste de la victime présumée, le cas échéant en sollicitant et en tout état de cause en suivant les préconisations du médecin du travail, en limitant les interactions entre la victime présumée et le mis en cause (télétravail, mise à pied conservatoire, changement de service...)

A cet égard, le Défenseur des droits recommande aux employeurs d’anticiper la reprise de la victime présumée en lui proposant d’échanger, si elle le souhaite, sur les mesures de protection pouvant être mises en place à son retour. Il recommande plus globalement de transmettre à chacun les coordonnées du médecin du travail.

Toutefois, les mesures prises et les changements dans les conditions de travail doivent être adaptés et proportionnés à l'exigence de la santé et la sécurité des travailleurs et/ou l'intérêt du service, sous peine de contribuer à dégrader également la santé du mis en cause, a fortiori en l'absence de conclusion quant à la réalité des faits signalés. 

Qu'elles soient imposés ou simplement suggérés, ces mesures ne doivent pas non plus constituer une mesure de représailles prohibée ou caractériser en elles-mêmes un harcèlement moral (mutation, contre-visites médicales abusives, teneur d’un courrier remettant en cause le propre comportement de la victime de façon injustifiée, dispense d’activité rémunérée ou incitation à changer ses conditions de travail…).

Aucune procédure disciplinaire ne doit évidemment être engagée avant la conclusion de l’enquête.

5. Conclure l'enquête et prendre les mesures qui s'imposent

Au terme de l’enquête, un rapport doit être établi et restitué à l’employeur pour lui permettre d’avoir une appréciation objective, neutre et loyale de l’ensemble des éléments portés à sa connaissance lors de l’enquête interne, de pouvoir retenir en connaissance de cause la qualification juridique adéquate, conformément aux règles juridiques qui s'imposent, et prendre les mesures adaptées. 

Le Défenseur des droits recommande que ce document expose :

        o les faits allégués et leur signalement,

       o les mesures de protection mises en œuvre,

       o les étapes de l’enquête,

       o les difficultés rencontrées au cours de l’enquête (refus d’audition, incohérences d’un témoignage…),

       o les éléments de présomption recueillis, de manière la plus objective possible, 

       o les justifications de la personne mise en cause,

       o les propositions de qualification juridique des agissements dénoncés

       o les mesures de traitement de la situation proposées.

A ce stade, et si tel n’a pas été le cas auparavant, il invite l'employeur à se faire assister d’un expert juridique, ou à tout le moins que les enquêteurs soient suffisamment formés, pour pouvoir apporter aux faits la qualification pertinente, dont dépend la nature des mesures et sanctions à prendre.

Ce rapport d’enquête est conservé par l’employeur dans l’objectif de préserver la confidentialité des informations qu’il contient.

Sur la base de ce rapport, l'employeur doit pouvoir être en mesure de prendre, avec sérénité, les mesures adaptées (éventuelles mesures disciplinaires, modification des conditions de travail, renforcement des pratiques en matière de prévention...).

La sanction éventuelle prise doit être proportionnée à la gravité des fautes commises, un simple entretien de recadrage ou une mise à pied pouvant s’avérer largement insuffisant. Dans certains cas, le licenciement pour faute grave apparaît obligatoire. Le délai de 2 mois pour sanctionner un salarié, lequel court à compter de la connaissance des faits fautifs, est reporté en cas d’enquête, sous réserve que l’écoulement du délai soit justifié par les nécessités de cette enquête et l’information de l’employeur. Une durée excessive ou une enquête mal traitée peut conduire à écarter la suspension de ce délai.

L'employeur doit qui plus demeurer vigilants quant à la situation des salariés postérieurement à l’enquête interne : si celle-ci permet de reconnaître le statut de victime et de désigner les responsables des faits, elle ne prépare pas nécessairement la poursuite des relations professionnelles entre les intéressés. La mise en place d’un accompagnement à plus long terme peut s'avérer essentiel. 

Conclusion 

Si les décisions prises par le Défenseur des droits n'ont pas une valeur contraignante, ils n'en constituent pas moins un élément particulièrement probant devant les juridictions dans l'analyse du traitement par l'employeur d'un signalement d'agissements de harcèlement ou discrimination.

Qui plus est, ces recommandations ne sont pour beaucoup que la reprise de règles que la jurisprudence a déjà eu l'occasion de retenir. 

Les entreprises sont donc fortement incitées à suivre ces préconisations, afin de se prémunir contre tout contentieux qu'un traitement insuffisant ou défaillant d'un signalement de harcèlement ou de discrimination pourrait générer.